Le temps est d'une constance effroyable malgré l'absence de ce cycle circadien auquel l'humain est habitué. Les rayons solaires ne brûlent plus les créatures honnies de la nuit alors qu'elles ne rêvaient qu'en toute innocence d'un foyer aimant. Sahan devient le royaume des rossignols qui chantent pendant cette nuit sans fin, l'avènement d'une nouvelle ère. En effet, l'éclipse devient un mythe fondateur parmi les autres. Expression la plus pure du désaccord divin envers le règne des hommes. Le monde ne peut fonctionner si la perversion règne en maîtresse incontestée. Yukiko croit fermement que les femmes sont l'ultime clé pour empêcher la déchirure du monde connu. Elles peuvent trouver les solutions, unir les sangs pour qu'ils soient tous frères dans la nuit. La seconde d'Indrani n'hésite alors pas à utiliser l'influence de son nom d'antan pour recruter plus de femmes, pour leur donner les moyens de se soulever. Sahan devient cette terre promise tandis que les Rossignols étendent leur influence dans les autres villes. Yukiko n'a pas le goût du risque, enchaînée au patriarche et à César. Un mari dont elle pourrait discuter longuement avec les Veuves alliées qu'elle ne craint plus grâce au pouvoir conféré par sa Reine.  Elles sont toutes devenues égales, le regard orienté vers un même futur.

Elles sont deux ombres immobiles dans cette foule en perpétuel mouvement. Elles sont deux femmes au milieu de cette esplanade fleurie qui est le point de convergence entre la vieille ville, le port, les bas-fonds et les beaux quartiers. Yukiko connaît cette ville sur le bout des doigts même si son absence lui a paru plus longue qu'elle ne le fut réellement.Le vent charrie alors une odeur réconfortante d'épices provenant des marmites de fonte qui chauffent doucement.  Tandis qu'il éparpille dans le ciel les volutes de fumée qui partent à la conquête du soleil perdu. D'ombre et de fumée, les volutes serpentent autour des deux drôles de dames qui attirent les passants sans élever la voix. Un sourire pour quiconque les approche tandis que la rumeur circule dans les éclats de rire des gamins des rues. Un repas gratuit ne manque jamais à personne. Pourtant, Sahan est loin d'être une des villes les plus pauvres du continent. Mais, elle constitue quand même un microsome idéal pour évaluer la portée des actions et les étendre ailleurs. Neutralité affichée qui éloigne les velléités des mouvements résistants sur ce coin entre océan et terre. Travail d'un patriarche qu'elle réduit en cendres au fur et à mesure, en l'incorporant dans un royaume dont il ignore encore tout.

<< - Merci d'être venue avec moi @Altan Nergüi. C'est très important pour moi. >>

Elle ne voulait pas être seule avec la foule. Elle avait peur de se noyer dans ces yeux qui appellent à l'aide. Il y a tant de choses dont elle a encore peur de se souvenir sans la présence de quelqu'un pour la ramener dans le moment présent.

La vaine chaleur du soleil est remplacée par ce feu qui brûle dans son coeur. Une conviction si puissante qu'elle ne peut en dévier, destin tout entier entremêlé avec celui de ses compagnes. Elle se sent forte aux côtés de ces femmes qui sont le courage incarné et qui ont accepté de danser avec le faucheur pour créer un monde meilleur. Elle serait prête à se sacrifier pour elles et le lien noué avec Altan a quelque chose de différent. Il n'est pas sous-tendu par le passé, par ce que Yukiko fut jadis. Les souvenirs ne tournent pas en boucle dans l'encéphale comme de vaporeux fantômes. Ce qui lui est d'autant plus précieux malgré le fait qu'elles ne soient qu'au début de leur histoire commune. Une histoire qui a débutée dans l'ambiance feutrée de la bibliothèque familiale, une confiance construite sur leur appartenance au même mouvement. La main se pose alors sur le poignet de la dame Tsunada comme un serment de plus. Altan est bien là à ses côtés et elle ne partira pas. Elle le sait au plus profond d'elle-même et ce contact chasse les tremblements qui s'étaient emparés de son membre. Elle avait blêmi dans la nuit juste après avoir prononcé ces paroles car une ombre déambulait près du stand avec la même corpulence et démarche que l'homme qui l'appelait princesse possède.

<< - Je te fais confiance. >>

Une affirmation qui ne souffre d'aucune discussion mais qui n'appelle pas pour autant Altan à en faire de même. La confiance est un don qui se fait à l'autre et que l'on ne peut reprendre avant qu'il soit trop tard. Elle ignore si la jeune femme est prête pour cela. Toutefois, elle ajoute :

<< - Je ne veux plus jamais être faible Altan. Voudras-tu bien m'apprendre à me défendre ?  >>

Elle voudrait avoir la même force qu'Altan et la voix se fêle légèrement. Elle a peur de ne pas être digne et que la guerrière refuse. Elle en aurait le droit, Yukiko n'est qu'une autre de ces femmes qui a vécu avec une cuillère en argent dans la bouche. L'injustice l'a toujours touchée mais elle n'a fait son chemin de croix que récemment sous l'oeil attentif des déités. Oui, elle ne fut pas une des premières victimes du paternalisme et elle s'en rend compte à chaque fois que son regard accroche celui des filles qui errent dans la ville, dans la rue et dans la nuit. Le murmure d'Altan pousse Yukiko à poser également sa main sur l'avant-bras de cette femme :

<< - L'espoir est la mélodie des vivants et elle résonne dans nos coeurs pour nous guider sur le bon chemin. Ces filles et ces femmes ne seront plus jamais seules dans la nuit.  Nous n'aurons plus peur. >>

Elle n'a que des mots à lui offrir et peu importe la poésie qu'elle y met, cela ne change en rien la cruelle réalité. Elle ne veut pas être impuissante ce soir et veut régner sur ce morceau de nuit pour la rendre plus douce. Elle crie alors sur une impulsion étrange, comme pour haranguer un chaland. Ses mots décrivent les deux demoiselles dont la jeunesse est une faiblesse qui saisit l'âme. Elle ne veut pas les laisser dériver seules dans l'obscurité. Elle ne se souvient que trop bien du goût amer de celle-ci.


<< -  Regarde, elles viennent à nous. Nous allons pouvoir les aider.>>

Les deux corps se reconnaissent et se rapprochent. Les privilèges du contact rapproché sont rarement accordés dans ce monde sans pitié. Pourtant elles y consentent toutes deux, sans préjuger de ce que cela signifie. Tandis qu'un fil ténu fait de conviction  relie désormais les deux âmes brillantes. Elles sont un phare dans cet océan de ténèbres pour elles et pour toutes les autres femmes. Les épreuves ne pourront jamais en ternir l'éclat et les hommes le savent bien. Ils ont tous déjà essayé au moins une fois de les briser. Vérité qui saisit l'âme de la jeune femme en même temps que le verbe d'Altan se fraie un chemin dans la psychée. Elle répond par un sourire à sa compagne et répète les mots en boucle dans sa tête. Elle n'est pas faible, elle ne l'a jamais été.

<< -  J'y ai cru. >> murmure-t-elle à Altan

3 mots qui sont comme une tempête, cruelle confession mais qu'elle ne peut nier. L'homme a eu un pouvoir incomensurable sur elle. Il a réussi à lui faire croire qu'elle était faible et ne méritait que la plus noire des existences. Esclave des passions d'un fou et prisonnière du carcan de honte qui l'enveloppe parfois lorsqu'elle se souvient des parcelles de peau et d'âme qu'elle a concédé.Mais les ombres ce soir reculent car elles sont deux à les combattre. Promesse scellée du bout des lèvres par celle qu'elle nomme affectueusement guerrière, Yukiko écoute la première leçon portée par la nuit. Un moment précieux car il est ancré dans le présent, loin du passé fait de chaînes. Il est d'autant plus important que les yeux contemplent un horizon certes incertain mais qui ne sera fait que de leurs choix et non pas de ceux des autres.

Son coeur se gonfle de fierté et d'une joie sauvage lorsque Altan reprend ses paroles comme un mantra. Nous n'aurons plus peur résonne avec une force particulière car chaque femme peut se l'approprier. C'est un serment proféré sous l'égide de l'espoir.

<< - A toi l'honneur >> répond-elle

Mais cette soeur est déjà partie à l'assaut de la foule, n'écoutant plus la frêle Yukiko. L'inspiration est là, souffle inépuisable tandis que la voix claire résonne sous le ciel étoilé. Elle dispense sa première leçon et sans doute la plus importante : nous sommes. Nous sommes des êtres dont la valeur ne peut être diminuée. Nous sommes avant d'être un rôle. Altan achève sa phrase lorsque Yukiko reprend la parole :

<< - Oui ! Nous sommes nous-mêmes, une entité que nul n'a le droit de contester ou de bafouer. Nous sommes puissantes et ne laissez personne vous faire croire le contraire. >>

Echo aux échanges personnels des deux dames qui construisent la trame d'un discours qui restera peut-être dans les mémoires. Elles se donnent ainsi la parole, répondant aux idéaux de l'une et de l'autre avec un naturel troublant.