Un énième rêve l'a réveillée cette nuit. Toujours le même, ou presque. Il a tout de même évolué depuis mi-novembre lorsque le premier cauchemar est venu hanter ses nuits. Elle ne suffoque plus en se réveillant, mais les brûlures sont toujours là, tout comme ce sang qui n'est pas le sien. Mais ça n'est pas tout. Le tintement du métal l'a surpris la première fois, tout comme son poids. L'armure épouse son corps comme si elle avait été créée pour elle. Une pièce de qualité, presque trop parfaite pour être une oeuvre humaine. Lorsque Nysa s'est réveillée vêtue de cette armure, elle a senti que quelque chose avait changé. Elle n'avait plus peur au réveil, au contraire. Comme si le métal lui apportait une protection pour affronter tout ce que l'avenir mettrait sur son chemin. Ça lui avait donné un peu d'espoir, prisonnière de sa chambre, de sa propre cage dorée. Comme un souffle de vie, un signe qu'elle était assez forte pour traverser toutes ces épreuves. Comme si les Dieux avaient senti ses convictions flancher, à mesure que les journées s'étiraient, s'éternisaient, et qu'elle perdait peu à peu toute notion du temps. On avait bien tenté de lui confisquer l'armure, par peur qu'elle ne s'en serve pour servir ses sombres desseins. Mais l'armure continuait à réapparaître sur son corps après chaque nouveau rêve qui venait perturber son sommeil, alors les soldats avaient tout simplement abandonné d'essayer de lui prendre. Que pouvait-elle faire de toute manière, vêtue d'une armure en métal au sein d'un palais rempli de magnétrons?

Ce soir encore, Nysa s'extirpe de ses draps, le satin glissant avec délicatesse sur le métal poli. L'armure émet un son à chaque pas qu'elle fait qui la mène jusqu'au grand miroir qui trône dans sa chambre. Le reflet que lui renvoie le miroir lui semble curieux, presque inconnu. Celui d'une femme en armure dont les traits semblent lui appartenir, mais qui manquent de la magnificence qu'elle arbore d'ordinaire. Son visage est marqué, les traits tirés par la fatigue, les cernes qui soulignent ses prunelles sombres. Elle a perdu du poids aussi, un peu, car son appétit a disparu. Elle déteste cette image que le miroir lui renvoie. Celle d'une femme faible, d'une femme que la folie guette, mais qu'elle repousse chaque jour. Pourtant, ça serait si facile d'y céder, bien plus facile que de lutter. Seulement deux mois qu'elle est dans cette situation, la louve, et pourtant elle a l'impression que ça fait une éternité. La fatigue, toutes ces nuits blanches, l'isolement, le manque d'interactions humaines, la séparation avec Nathanael, avec Noah, tout ça lui monte à la tête. Elle a le temps pour réfléchir ici, et étrangement, c'est toujours ce qui la fait le plus souffrir qui a tendance à refaire surface. Elle pense à Neela, beaucoup. Elle revoit son visage angélique, son sourire enfantin. Elle pense à Nate, se demande comment il vit cette situation. Elle pense à son père, même si elle aimerait le bannir définitivement de ses pensées, elle en est incapable. Elle pense à Pavel, qui n'a pas eu le cran de venir la voir depuis qu'elle est ici. Elle pense à Shila, la seule qui lui a manifesté son soutien. Elle se prend parfois à parler seule, à marmonner des paroles qui personne d'autre qu'elle ne peut entendre. C'est plus simple ainsi, que de supplier les gardes et serviteurs qui entrent parfois dans ses appartements. Elle est encore trop fière Nysa, voilà une chose qu'elle n'a pas encore perdu. Mais ça finira par venir, si Noah continue à la laisser enfermer ici. Ça finira par venir, car elle se sent bouillonnée de l'intérieur. Elle sait qu'elle ne pourra pas supporter cette situation encore très longtemps. C'est plus fort qu'elle, subir n'a jamais été une chose envisageable à ses yeux. Alors, deux solutions s'offrent à elle, céder à la folie, ou forcer le destin et briser elle-même les barreaux de cette cage. Elle patiente encore, Nysa, espère malgré elle que Noah finira par adoucir sa sentence, même si la colère commence à refaire surface, et que chaque jour qui passe la rapproche un peu plus de la fin du compte à rebours qui a commencé lorsque les portes de sa chambre se sont refermées sur elle, comme une bombe qui explosera lorsque le dernier tic aura sonné sa fin.

Le carmin qui entache l'armure vient perturber sa perfection. Nysa a l'impression que c'est elle, qui a versé ce sang, elle, qui a toutes ses victimes sur les mains. Et peut-être est-ce vrai, d'une certaine manière. Et qu'importe, en vérité. Tue ou sois tué, c'est comme ça qu'elle a toujours vu les choses, comme ça qu'elle continuera à les voir. Un moindre mal. La reine s'apprête à se détourner de son image pour ôter l'armure lorsque un mouvement attire son attention dans un coin du miroir. Des cristaux de glace qui se forment à la surfasse du verre réfléchissant, qui progressent à chaque fragment de seconde. La Sielle fronce les sourcils, et déjà le reflet se trouble. Une fine  vapeur s'échappe des lèvres de la louve à chaque expiration, comme cela peut-être le cas lorsque les températures sont négatives. Pourtant, elle ne remarque pas le froid qui règne désormais dans sa chambre, sa peau protégée par l'armure. Nysa est bien trop absorbée par la silhouette que lui renvoie désormais la glace. Celle d'un homme, qu'elle reconnaîtrait entre mille pour l'avoir bien trop étudié dans son enfance, pour s'être retrouvée face à ses représentations à maintes reprises dans les temples. Le Dieu Hioki l'observe, de son regard perçant, glaçant. On dit que les Xi'nora sont ses descendants, et que c'est pour ça qu'ils sont capables de communiquer avec les loups. Ça l'a toujours fait sourire, Nysa, ces histoires que l'on conte aux enfants pour leur enseigner le respect de la famille royale. Mais elle n'y a jamais cru, même si c'est toujours vers lui qu'elle s'est tournée lorsque rien n'allait. Inlassablement, elle revenait toujours vers lui, car c'était ce qu'on lui avait appris, à elle aussi. Un instant, la louve reste figée, son regard fermement ancré dans celui de l'homme. Même si elle voulait le détourner, elle sait qu'elle n'en serait pas capable. Puis, finalement, sa main s'approche d'elle-même jusqu'à la surface lisse, ses doigts viennent effleurer le miroir, froid contre sa peau, puis c'est toute sa paume qui vient se coller contre la vitre. Et Hioki fait de même. Elle a l'impression de le sentir, de sentir son épiderme contre le sien. Et la sensation est étrange, ce n'est pas celle que l'on attendrait en touchant la peau de quelqu'un d'autre, mais plutôt en touchant de la glace. Puis l'homme semble se transformer sous ses yeux, plus totalement humain alors qu'un hurlement lupin échappe de ses lèvres. Nysa ferme les yeux, elle aimerait protéger ses tympans, couvrir ses oreilles, mais elle est incapable de bouger, figée dans cette position. Le hurlement est bien plus intense que ceux qu'elle avait parfois l'habitude d'entendre près de Feraniski. « Ensemble, nous sommes forts. Séparés, nous ne sommes rien. » La reine a juste le temps d'ouvrir les yeux que la surface réfléchissante se fissure face à elle. L'image disparaît, et le miroir explose en mille fragments de verre. Instinctivement, Nysa se couvre les yeux avec son bras pour se protéger, mais rien ne se passe. Le miroir est désormais en morceaux à ses pieds, mais le verre ne l'a pas touché, il n'a laissé aucune marque sur son armure. Lorsque ses prunelles s'arrêtent sur les fragments qui jonchent le sol, ce n'est pas son reflet, morcelé, qu'elle aperçoit. Elle se penche alors, et les images lui apparaissent avec plus de précision. Un tigre, un aigle, un lion, un loup. Doucement, la Sielle avance une main tremblante pour s'emparer d'un morceau de verre, qui lui glisse des doigts et vient entailler sa peau. Quelques gouttes d'argent viennent tâcher le miroir, se mêlant aux images des animaux. Nysa ferme les yeux quelques secondes, puis, lorsqu'elle les rouvre, les animaux ont disparu. Son propre visage se reflète désormais dans les débris de verre. Seuls restent le sang argenté, et le carmin qui macule toujours son armure.

Peut-être était-elle devenue folle, finalement.