Naegel avait connu plus paisible, comme début d'année. Non qu'il s'en plaigne, sur le fond. Il préférait son esprit continuellement occupé plutôt que vacant et vulnérable. Il parvenait à dormir à nouveau, aussi, ce qui avait relevé de l'impossible durant les semaines qui avaient suivies le décès fulgurant de Clove. Durant tout le mois de juin dernier et même au delà, il était parti se coucher chaque nuit avec une réticence évidente, trop conscient alors qu'il lui suffirait de fermer les yeux pour revivre invariablement l'horrible meurtre de sa sœur. Et il n'avait même pas assisté à la scène. S'il se la représentait, c'était uniquement par le biais de confidences qui provenaient majoritairement de Ruth. Quoiqu'il en soit, son absence lors des faits ne l'avait nullement empêché de cauchemarder longuement à ce sujet. Il savait que sa seconde sœur connaissait toujours ce problème et il lui arrivait aussi d'y goûter encore parfois, notamment lorsqu'il s'endormait dans un état de contrariété avancé.
L'oeuvre du temps, quoiqu'il en soit, aidait. Les mois s'entassaient et le monde changeait à la fois trop peu et trop vite. Il en avait un peu la nausée, Naegel, parfois, de songer à tout ce qui s'était produit depuis le meurtre de sa benjamine. Il avait parfois l'impression que ça remontait tout au plus à la veille et il subissait toujours un choc retentissant en se remémorant qu'il n'en était rien.
Il avait d'autres préoccupations à présent. La place qu'il occupait dans ce monde divisé avait changé et il s'efforçait d'en user avec influence et adresse. Et au chaos de la guerre s'ajoutait à présent l'impérieuse débâcle des éléments. La nuit qui s'était couchée pour ne plus s'achever, déjà et puis, tout récemment, la mer qui s'était soulevée, fauchant la vie, répandant horreur et sang. Des explications vaseuses étaient échangées de ci de là. Naegel, qui passait l'essentiel de son temps en la présence des hommes et femmes placés sous son commandement, avait entendu comme tout un chacun les murmures sur une divinité oubliée et rougeoyante, bien décidée à porter secours à ses enfants. Une explication aux airs de mauvais contes que Naegel avait chassée d'un mouvement de la main lorsqu'elle avait fini par atteindre ses oreilles.
S'il était de mauvais goût de railler la foi des autres, il se refusait à s'inquiéter de ce qu'il ne pouvait pas tâter de la lame de son épée. Ses ennemis n'étaient ni mythiques, ni fantasques. Non. Les forces contre lesquelles il entendait combattre étaient faites de chair et de sang. Un sang perverti, souillé, qu'il brûlait de répandre pour remettre un ordre sommaire dans son existence.
C'était ce à quoi il se destinait tout entier. Offrir la victoire au Cercle et laver le nom de sa sœur dans le processus. Il aurait tout le temps de penser au reste une fois qu'il se serait débarrassé de la vermine qui persistait à s'infiltrer partout.
Mais pas maintenant, pas ce soir. S'il portait bien sur lui quelques lames, son apparence ne trahissait guère en cette instant sa position à la tête de l'armée. Il avait revêtu un simple pantalon noir, couplé à une chemise blanche dont la coupe classique mais impeccable ne taisait pas la qualité. C'est ainsi sobrement vêtu qu'il passa les portes de l'hôtel que gérait désormais son cousin. Une fois à l'intérieur du bâtiment, Naegel embrassa rapidement les lieux du regard. La courbe de ses lèvres se corna en un sourire, trahissant un élan de fierté. Non pas qu'il soit de nature à s'octroyer la moindre part dans le succès de son cousin. Il n'était pas du genre à dérober des victoires qu'il n'avait pas au moins lourdement contribué à emporter. Et pourtant, malgré cela, l'évolution de son cousin l'éclaboussait agréablement. Caellum avait fait du chemin. Il n'avait pas percé dans le domaine qu'il aurait choisi si sa santé n'avait pas fait barrage à ses ambitions, mais il était néanmoins parvenu à se trouver une place dont il n'avait résolument pas à rougir.
C'était honorable. Naegel, qui jouissait pourtant d'une haute opinion quant à ce qu'il était capable de faire, n'était pas sûr que, si les situations de son jeune cousin et lui avaient été inversées, il aurait été capable de rebondir avec autant d'élégance.
Mais il était inutile de penser ainsi. La vie était ce qu'elle était. Naegel ne pouvait imaginer une autre existence que celle qu'il avait épousé et il n'était que sottise de s'imaginer dans le costume revêtu par un autre. C'était une perte de temps et, du temps, Naegel n'en avait résolument pas à gaspiller.

Quelques minutes tout au plus s'écoulèrent avant qu'il ne mette la main sur son cousin. Celui-ci l'attendait en bar, bien en évidence. Naegel alla le rejoindre de sa démarche souple et gonflée d'assurance. Quelques pas le séparaient encore de Caellum lorsque ce dernier leva la tête et le repéra. L'expression de son cousin se fit souriante en le découvrant en chemin vers lui et celle de Naegel refléta de concert le même enthousiasme. « Naegel. Content que tu aies pu venir. » L'aîné déposa une main sur l'épaule de son cadet et y exerça une petite pression affectueuse avant de laisser retomber son bras. « Je me suis dit que pour une fois tu ne pourrais pas refuser l’invitation de mettre un pied dans mon hôtel qui n’offre que soirées mondaines, boissons alcoolisées, chambres et jeux en communautés. Tout ce que tu ne sembles guère apprécier. » Naegel adorait le voir si jovial. C'était apaisant de le voir si à l'aise dans une vie qui ne l'avait pourtant guère épargné. « Le temps me fait davantage défaut que l'envie de venir te retrouver plus souvent ici. » Répondit-il honnêtement. Non pas qu'il ait à se justifier. Son cousin n'exigeait d'ailleurs de lui rien de tel. Malgré tout, cependant, Naegel continuait à éprouver la crainte fugace, désormais timide mais non moins présente, que Caellum se sente rejeté. Le chef de famille ne voulait rien dire ou faire qui puisse raviver pareil sentiment.  « Viens, je t’emmène dans mon bureau on y sera plus au calme. » Sur ce le propriétaire des lieux se détourna rapidement de lui pour réclamer une bouteille de champagne. Naegel haussa légèrement un sourcil mais n'émis guère de commentaire.
Il suivit son cousin, calquant sa démarche sur la sienne. Un court laps de temps s'écoula avant que Caellum ne s'immobilise devant une porte qu'il ouvrit, dévoilant son bureau. Invité à prendre place près d'une cheminée, Naegel s'exécuta. Il pris place sur un fauteuil et étira ses longues jambes. Si son corps était douloureux, il ne le sentait plus vraiment. L'entrainement ne venait pas à bout de la douleur mais il avait le don de la rendre toujours plus supportable. Naegel était tant et si bien habitué à mettre ses muscles à profit qu'il n'entendait même plus leur plainte. « Ça me fait sincèrement plaisir de te voir, j’aimerais parfois que l’on puisse passer davantage de temps ensemble mais je devine que la vie que tu mènes n’est pas de tout repos. C’est aussi pour cela que j’ai voulu te voir. Ce que j’ai à t’annoncer… Tu vas être le premier à l’apprendre. J’espère que tu as conscience du privilège que je te fais. » Naegel se fendit à son tour d'un sourire, une lueur de curiosité animant gaiement son regard. « Un privilège, vraiment? Mais c'est l'inverse qui m'aurait vexé » rétorqua-t-il, taquin, en refrénant l'envie d'interroger vivement son cousin. Resserrant la bride sur sa curiosité, il se contenta à la placer de sonder le regard de Caellum, en quête de la vérité qu'il ne lui avait pas encore délivré. « Mais d’abord… j’aimerais entendre des nouvelles de tout le monde, si tu veux bien » Il fut sans tout exagérément ennuyé de constater par ces mots combien Caellum se sentait encore isolé dans une certaine mesure au sein de leur famille. Comme s'il était condamné à évoluer dans une sphère différente, toute sa vie durant. Naegel méprisait cette idée. « Ils vont bien » énonça-t-il à la place, des accents doux dans la voix. « La situation est inquiétante et j'ai crains pour ceux d'entre nous restés à proximité du fief familial, mais les eaux ne se sont pas aventurées jusque-là. Dieu merci. » A la pensée d'un autre cadavre dérobé, envolé... Un goût de bile emplit la bouche de Naegel alors qu'il essayait déjà de se soustraire à cette sombre image. « Je vais bientôt partir pour Chromin » s'empressa-t-il d'enchaîner. Une information dont Caellum avait sans doute déjà connaissance, mais qu'importe. Tout était préférable à un nouveau déluge de pensées macabres.

@caellum oaklong