La douleur était si forte qu’il ne put empêcher les larmes de couler le long de ses joues, ni ses genoux de se dérober sous ses pieds. Il avait beau ouvrir grand la bouche, l’air ne voulait plus y rentrer. Elias tenta bien de se redresser, mais le coup qu’on venait de lui asséner dans l’estomac l’avait comme scié en deux.
Ses yeux se levèrent juste à temps pour voir fondre une nouvelle fois sur lui le poing de son assaillant.
Les lumières explosèrent subitement devant ses pupilles, une myriade de couleurs qui lui fit perdre tout repère, avant de lentement se distiller au profit d’un noir absolu et oppressant. Même la peur de mourir, qui le harcelait jusqu’alors, disparut. Seule la souffrance subsistait, empoisonnant ses sens et son esprit.

“Pfeuh… Cette tarlouze est déjà au tapis.” Cracha un homme cagoulé, dont les puissants bras noueux ceinturaient un torse aussi large qu’épais, semblable au tronc d’un vieux chêne.
“C’est une bonne chose qu’Helena ne choisisse pas les plus couillus figure-toi, mais plutôt ceux avec les plus grosses bourses.” Grogna un deuxième homme, adossé contre la paroie crasseuse du building avec désinvolture.
“Bin justement je les trouve bien petites, ses bourses à lui. BWOUHAHAHA !” Brailla le plus costaud, tout en balançant un coup de pied dans les côtes de sa victime, qui couina un son strident.
“Mais ferme-la espèce de grosse dinde. Tu vois très bien ce que j’veux dire.” Le regard perçant de ce qui semblait être la tête pensante du binôme, se pencha alors sur la masse recroquevillée au sol.  
“Et toi, cesse de chialer, tu me vrilles les tympans.” Un nouveau coup de pied suivit ses invectives.
“Ouais, ta gueule !” Les coups se mirent à pleuvoir de plus belle.  “Sale petite merde !”

Elias avait déjà perdu connaissance lorsque le golgothe le saisit par les joues, le soulevant du bout des doigts avec la fermeté d’un étau moulé dans la fonte. Il le dévisagea de longues secondes avec attention.
“Putain mais…” Ses petits yeux mauvais s’écarquillèrent. “J’le crois pas... C’est un Rouge !”  
“Quoi ?”
“C’est un putain de Rouge bordel de merde ! Il est comme nous ! Regarde-moi ça !” Le gorille détendit son bras, concluant son geste par une puissante claque qui voler une gerbe de sang dans l’air. « Son nez pisse tout rouge ! » Le deuxième homme s’avança et dévisagea à son tour le visage d’Elias, puis se retourna brusquement pour mieux s’adresser à l’attention des ténèbres.
“Oh ! Héléna t’as pas vérifié son pédigrée à ce pigeon-là avant de nous le ramener ?! Ce type a la peau blanche comme une merde de crémier selon toi ?! Comment as-tu pu le confondre avec un Argent ?!”
Une jeune femme élancée se dessina alors parmi les ombres de la venelle, ses longs cheveux blond tombant en cascade sur ses fines épaules de nacre, elles-mêmes emmitouflées dans un épais manteau de fourrure noire.
“Tu m’fais marrer, je suis allée le dénicher en boîte de nuit j’te signale. On y voit absolument rien là-bas, les néons te balancent dans la tronche des raies de lumières colorées à une vitesse qui rendrait fou un épileptique, j'ai pas bien fait attention !”
“Et tu vas me faire croire que tu n'as pas eu l'occasion de t'en apercevoir sur le trajet non plus ? ”
“Mais il fait nuit noire bordel ! Je me suis pas amusée à lui compter les points noirs sur  le pif sous un réverbère ! Et puis qu’est-ce qu’on s’en fout à la fin ? Rouge ou Argent, quelle différence ça fait tant qu’il est friqué ?”
“Quelle différence ?! Quelle différence qu’elle demande ! Mais t’as fumé tes cheveux ou quoi ma pauv’ fille ?! T’es pas assez bien placée pour savoir que les Rouge sont tous plus pauvres les uns que les autres ?! Tu crois qu’on est réunis là, à tabasser du clampin la nuit et à risquer nos vies pour deux ronds parce qu’on se faisait chier chez nous ?!”
“Mais je l’ai vu sortir toute une liasse de billets ! Il s’amusait à payer des coups au moindre p’tit cul qui lui passait sous le nez ! ”
L’homme cessa ses aboiements, semblant réfléchir aux dires de la jeune femme, le silence  uniquement entrecoupé par la respiration difficile et sifflante d’Elias.
“Bon, de toute façon c’est un peu tard pour s’en soucier. Vas-y fouille-le Léo.”
L’autre homme s’exécuta, tâtant chacune des poches de sa victime avec minutie. Il finit par en ressortir une sorte de portefeuilles.
“El..ias… Elias Whitman. Tu parles d’un prénom à la mord-moi le noeud ! Et mate un peu la gueule de con Fen !”
“Mais bordel qu’est-ce qu’on s’en fout ?! Est-ce qu’il a du fric sur lui ?”
“Euh… Ouais voilà.” Le gorille tendit une poignée de billets à son acolyte.
“C’est tout ?” Demanda ce dernier d’un ton inquisiteur. L’autre homme tâta une nouvelle fois la dépouille agonisant au sol, puis se retourna l’air penaud.
“Ouais.”
“AH MAIS C’EST PAS POSSIBLE ! je suis entouré d’incapables ! MERDE !” Le chef du trio fit alors partir  son pied avec une telle frustration dans la tête d’Elias, que l’arrière de son crâne alla embrasser le bas de sa nuque. Un craquement macabre se réverbéra le long des parois en béton. Sa joue s’effondra lourdement sur le sol breneux de la ruelle, puis plus rien.    

Lorsqu’Elias rouvrit les yeux, une pâle silhouette aux allures fantomatiques se découpait sous un ciel d’encre et de jais. Sans vraiment s’en rendre compte, il articula à voix haute ce qu’il pensait tout bas : “Je suis mort .”
“Non.” Répondit calmement le fantôme. “Mais ça s’est joué à peu de choses. Vos tortionnaires n’ont pas fait dans la dentelle.” Maintenant que ses sens se remettaient peu à peu en marche, Elias put constater qu’il devait effectivement être vivant, son corps tout entier lui faisait un horrible mal de chien.
“Où sont-ils ?”
“Partis. Ils n’avaient pas vraiment de raison de rester plus longtemps vous savez.” Le silence s’installa dans la ruelle, tandis que l’inconnu posait sa main froide sur la carotide d’Elias.
“Vous allez me tuer ?”
“Non.”
“Je n’ai pas d’argent si c’est ce que vous cherchez. Ceux d’avant vous ont fait la même erreur.”
“Je sais.” La main de l’inconnu glissa sur sa joue, puis son front.
“Vous savez ?”
“Oui, je n’ai rien manqué de votre agression.”  
“Je…” La tête d’Elias semblait sur le point d’exploser.” Je ne comprends pas.” Finit-il simplement par lâcher.
L’inconnu exerça alors une légère pression de la paume de main sur son abdomen, ce qui eu pour effet d’arracher un cri de douleur à Elias. ”Mais… Mais que...”
“Ils vous ont asséné deux coups de couteau avant de déguerpir. J’imagine qu’ils ne voulaient pas laisser de témoin. Sur ce coup-là, je trouve qu'ils ont manqué de professionnalisme. Une entaille au travers de la gorge aurait suffit pour vous saigner comme un goret.” Les mains du fantôme continuaient de parcourir tout son corps, son regard d’un bleu arctique posé sur lui à la manière d’un ébéniste qui observerait son oeuvre prendre forme sous ses coups de ciseaux à bois. “C'est très surprenant, lorsqu'on voit avec quelle efficacité ils ont déroulé le reste de leur méfait. A leur façon d’opérer, je ne serais d'ailleurs pas surpris d’apprendre que vos agresseurs font partie de la milice locale.” Il sembla fouiller dans une vieille sacoche qui ceignait sa poitrine, cachée sous un long manteau au cuir tanné, puis en sortit une sorte de pommade qu’il appliqua sur tout son nez. L’onguent dégageait une forte odeur qui lui était inconnue. Elias sentit aussitôt la douleur s’apaiser. Il lui sembla même ressentir de nouveau l’air frais de la nuit lui chatouiller les narines.
“Mais… Par quel miracle...Vous êtes sûr que je ne suis pas mort ?”
La crédulité d’Elias eut pour effet d’arracher un léger sourire à l’inconnu.  
“Je vous assure que oui, même si je ne suis pas sûr de vous avoir faire une fleur… ” conclut-il d’une voix plus morne, son regard semblant refléter un court instant les flammes des horreurs dont il fut témoin, avant de reprendre contenance. “J’ai réussi à stopper vos hémorragies internes et à ressouder les fractures les plus grosses. Par contre ça m’a quasiment coûté toute mon énergie, j’ai donc été obligé de vous recoudre à la main. Vous devrez être très prudent, vos plaies n’attendent qu’un geste un peu trop brusque de votre part pour se rouvrir. Si possible, allez à l'hôpital le plus proche pour qu’ils finissent de bien vous rafistoler. ”
“Mais… Pourquoi ?”
L’inconnu se redressa. “Je ne sais pas. Ce ne sont pas les raisons qui manquent. Ils vous ont sans doute pris pour un Argent facile à détrousser. Une rabatteuse, un peu de drogue dans un verre, il leur suffit ensuite de vous faire quitter les circuits de ronde de la milice pour vous tomber sur le râble à plusieurs. C’est généralement suffisant pour prendre l’ascendant sur n’importe quel don d’un Argent, croyez-moi.”    
“Non, je veux dire… Pourquoi m’avez-vous aidé ?”
Le fantôme le toisa un instant sans rien dire. Il avait l’air grave, ses joues creuses et parsemées d’une barbe inégale ne faisaient que renforcer l’aspect fatigué que tout son être dégageait. Et puis, il jaillit d’on ne sait où, ce sourire franc qui dévoila toutes ses dents.
“A-t-on besoin d’une raison pour aider quelqu’un ?”