SIDELINES ;  elle se fond dans l'obscurité, l'enfant — rien qu'une ombre parmi les ombres, un spectre parmi les fantômes qui valsaient entre les murs de l'école de danse. elle a le cœur qui pulse un peu trop fort, le pouls trop embrasé dans les veines carmines ; et le son a quelque chose d'une pulsation infernal, d'un rythme venu des tréfonds d'abysses qui n'avaient jamais été qu'elle. le gouffre d'échecs répétés, d'une incompétence qui la rendait trop indigne — non méritante de l'affection de celle qui lui avait offert un foyer, une existence. indigne de triss. de combien d'échecs avait-elle déjà laissé s'empreindre ses jours? combien de fois avait-elle failli, comme une insulte à son propre sang, à son héritage? le concours ne pouvait être un énième revers sur la liste déjà trop longue de ses failles — une source de déception cruelle qu'elle ne se lasserait de lire dans les iris de la tante, comme si c'était là tout ce qu'elle était. un poids mort. un mauvais investissement. un pari égaré. i can't mess up, this time. not again. alors elle se mord nerveusement la lèvre, l'enfant, entaille accidentellement la chair tendre et observe l'ichor rougeoyant qui vient maculer ses doigts, rien de plus qu'une tâche sombre sur l'ivoire pâle dans les ténèbres environnants ; et elle s'arrête, juste un instant, tente de reprendre un souffle qui se dérobe après l'ascension de trop d'escaliers. tente de fuir ce qui ne saurait l'être — le spectre d'une image qu'elle haïssait, reflétée en mille clones dans les trop nombreux miroirs de la salle de ballet. ne demeure que la hantise de ce qui se dessinait dans les surfaces réfléchissantes — de tout ce qu'elle était. alors elle clôt un instant les paupières, l'enfant, dans un léger vertige ; et dans une inspiration, elle affronte le regard que lui offre la psyché, la maladresse d'un corps qu'elle ne s'était jamais réellement approprié, resserre les doigts sur les barres froides. qu'importe, qu'elle ne dorme. qu'importe, que le sommeil se sacrifie à la déraison d'un objectif qu'elle ne saurait jamais atteindre. qu'importe, que le corps se brise mille fois dans la poursuite de ses chimères. i can't fail. arabesque après entrechat, échappé après révérence, c'est les muscles qui se plient dans le rêve vain, les articulations qui se déchirent des efforts acharnés, les coudes qui bleuissent de trop de chutes. pour triss. qu'importait, au fond, qu'elle soit danseuse? elle était veuve, un droit du sang que nul concours ne saurait jamais lui arracher. la réussite ne se trouverait pas dans les miroirs des salles de danse — c'était dans la valse des poisons, dans le froid des corps et des cœurs qu'elle honorerait les siens. mais pour triss, elle refuse d'échouer.
i can't mess this thing up.
i can't disappoint her.
not again.

NEAR LIGHTS ; les dorures l'aveuglent, trop éblouie par les lumières dansantes des lustres, rayons dispersés en danses prismatiques ; et pourtant, elle ne saurait l'ignorer, l'éclat significatif dans les iris, lueur qui s'éteint dans le regard posé sur elle — quelque chose d'une grimace, une moue infime, qu'elle lit trop aisément, sonne comme une sentence. une énième défaite. il n'était pas une robe, pas une parure, qui saurait dissimuler l'évidence, masquer ce qu'elle était véritablement. i'm one big fat failure. emphasis on fat. et il lui semble étouffer, un instant, alors que l'homme marmonne une excuse qu'elle n'entend qu'à peine, s'enfuit avec le spectre de sa richesse — comme tant d'autres avant lui, déjà. combien, déjà, lui avaient glissé entre les doigts? combien s'étaient dérobés lorsqu'elle tentait désespérément de tisser sa toile mortelle autour de leurs cœurs, les emprisonner dans des liens d'une hyménée qui signeraient leur perte, lui offriraient enfin la réussite? trop incapable d'être veuve, parce que trop incapable d'épouser, de retenir le myocarde d'un homme entre ses mains maladroites, les faire captifs de ses mots inconséquents et de ses yeux pâles. trop incapable. l'espace d'une seconde douloureuse, c'est un sanglot amer qui se niche dans la gorge opaline et l'étouffe, le voile de larmes d'argent qui vient ourler les cils, et elle resserre les doigts sur une coupe de champagne, jusqu'à en briser le verre, déchirer l'épiderme et maculer ses paumes. alors elle relève les yeux, croise un regard qui n'aurait jamais dû être là, au-delà d'une salle trop immense. kaz. et soudain, c'est trop. et elle s'enfuit, la gosse, dans le chuintement tendre du satin, dans le ruissellement d'un chignon effondré en langues de feu sur ses épaules. c'est l'écho de son prénom qu'elle ne peut qu'entendre, mélodie plus douce, plus cruelle que celle sur laquelle les convives valsent, dans son dos ; et pourtant, elle ne ralentit le pas, fuit, toujours plus loin, comme si elle pouvait seulement distancer les échecs. comme si elle pouvait seulement fuir ce qu'elle était. mais l'un des talons s'enfonce dans la terre humide des jardins qu'elle atteint, et elle trébuche, la gosse égarée, s'effondre sur la pierre glacée d'un banc. et elle la contemple, la silhouette, quelque chose d'une torture dans les traits devenus trop familiers — parce que tout ce qu'elle espérait, il ne saurait jamais l'être, kaz. il était là, pourtant — il était toujours là. un hoquet, et elle enfonce son visage dans les plis du vêtement, se perd dans l'odeur familière. 'i failed again. i never stop failing. i'm disgusting. how could i simply believe than any man could ever want to marry that?' un geste méprisant vers les courbes qui se dessinent sous le satin pâle, et elle se fend 'un rire sans joie. 'i mean -- even you didn't want to.' le souvenir laisse un relent amer sur sa langue, des vestiges d'humiliation qui viennent gangréner le cœur déjà trop meurtri — son erreur, son mauvais calcul, un égarement qu'il ne s'était lassé de railler. mais brusquement, c'est un autre visage, un autre souvenir qui s'invite sur l'écran de sa conscience ; et elle ne peut retenir un sanglot, alors qu'elle relève les yeux pâles vers l'homme, brusquement horrifiée. 'what am i doing to tell her? oh gods... she's going to be so disappointed. i keep on failing her and i'll -- i'll never be a widow, am i? i can't. not when i'm -- that.' mais il efface les larmes, kaz, efface tout. 'hey, it's just a minor stepback. you won't fail next time, alright? i'll help you.'
et dans l'égarement d'un instant, elle se prend à le croire.
comme s'il ne s'était pas déjà écoulé trois années.

DISTANCE ; le son lui déchire le myocarde, lui déchire la poitrine ; l'écho d'une toux douloureuse, de ces spectres qui hantaient ses nuits, parce qu'ils hantaient ceux de la mère. alors elle s'arrache à la chaleur latente des draps, s'arrache aux bribes de sommeil qui s'accrochent encore à sa conscience, et elle court, l'enfant, comète enflammée qui dévale les couloirs, s'invite dans la chambre d'une triss qui lui avait tout offert, déjà trop alerte du spectacle qui se dessinait sous ses yeux — la même tragédie qui s'était déjà trop répétée, nuit après nuit, la hantait comme il hantait triss. et elle n'hésite, l'enfant, à la vue de l'ichor platine qui maculait les lèvres roses, s'élance, dans un geste devenu cruellement familier, tamponne les lippes maternelles d'un coin de son pyjama pour effacer les stigmates d'un cauchemar qui était aussi sien. 'it's alright, mother, it's alright. you're fine. i'm right here. i'm right here with you. you're fine. deep breaths.' alors elle emprisonne la tante dans son étreinte, comme si le contact pouvait seulement apaiser la respiration erratique, l'harmoniser sur le rythme de la sienne. 'it's nothing but a bad dream, mother. everything is fine.' but everything's not right. elle le savait, le percevait, confusément — parce que triss n'aurait jamais dû cracher de l'ichor scintillant, que la nuit n'aurait jamais du s'éterniser. elle ne les formule, les doutes, pourtant, se contente d'étreindre un peu plus fort, de glisser ses doigts dans la rivière de feu des cheveux de la mère, ainsi qu'elle-même l'avait tant fait, lorsqu'elle était gosse orpheline, déracinée, sans rien. alors elle attrape un verre d'eau, le glisse entre les mains froides de la mère, dans une tendre sollicitude. 'here, drink a little, mother. i'm right here. you're fine.'
parce qu'elle n'aurait jamais assez de mille vies pour rendre ce que triss lui avait offert.
parce que triss était tout.