La bouche est légèrement entrouverte, les paupières, entrebâillées. Il y a de la concentration dans les yeux sombres, alors que le pinceau vient s’appuyer contre la chair tendre des lèvres, la peignant de rouge. C’est un rituel. Les mouvements répétés encore et encore prennent un aspect calmant, envoûtant. C’est une représentation comme tant d’autres.  Mais cette fois, elle est l’hôte de la soirée. Pour la première fois, elle possède quelque chose. Et pourtant, quelque part elle se sent plus vide que jamais. Quand elle se regarde, Johari ne se voit pas. Le reflet semble figé, l’image d’une femme parfaitement peinte, les lèvres rondes, les yeux brillants et un masque de couleur comme apposé sur sa peau sombre. Sculpturale. Vide. Là ou d’autre verrait une beauté soigneusement mise en valeur elle ne voit que le froid. Les yeux un peu trop distants, le sourire un peu trop carnassier. Elle se regarde et elle se demande ce qui lui est arrivé. Ce qu’elle a raté. Des mots viennent se bloquer dans sa gorge mais la brune se garde bien de les murmurer.

Si seulement.

Si seulement.

Une prière. Une supplique. Un vœu pieu d’une stupidité crasse. On ne peut pas changer le passé, seulement regarder plus en avant. Il vaut mieux oublier. Détruire ce qui a été. Mais elle est rêveuse dans l’âme, Johari. Elle ne peut s’empêcher de refaire le monde tel qu’elle aimerait qu’il soit.

Si seulement.

Précieuse. On lui a dit. On lui a répété. Elle a été enfant voulue, enfant choyée. Une famille avec peu de moyens mais un amour à crever le cœur. Gamine, Johari n’a jamais compris les sacrifices qu’ils ont du faire pour son bonheur. Persuadée que les cernes noires sous les yeux étaient installées depuis bien longtemps et non pas le fruit de l’envie de protéger leur enfant. Ils voulaient lui donner mieux alors ils n’ont rien gardé pour eux. Dangereux. Sans doute était-ce un peu trop. Assez pour que l’amour se mêle de rancœur. De regret. Pour que les sourire cessent d’atteindre les yeux. La fatigue ronge. L’épuisement tarit l’affection, il faut de la force pour aimer.
Mais quand elle a fait preuve de talent … quand elle a grandi et que le loisir est devenu une passion. Ils y ont vu une opportunité. La gamine précieuse devenue la gamine futur. Celle qui pouvait les tirer du marasme ambiant pour leur donner la chance dont ils s’étaient privés. Et après tout … ils le méritaient bien pas vrai ? Après tout ce qu’ils avaient donné durant les années. Une évidence. Son succès serait le leur. Et elle devait réussir.

Ils ont poussé et elle a suivi Johari. D’abord par passion. Par envie. Parce qu’on lui a murmuré qu’elle était brillante, qu’elle serait grande, qu’elle était destinée à mieux. Et elle a gobé toute les flatteries. Une à une. Jusqu’à estimer qu’elle le méritait. Que le succès était un dû. Qu’elle ne pouvait que réussir. Danser jusqu’à en crever. Jusqu’à s’écrouler au sol, les muscles abîmés, les tendons fracassés mais la tête haute, la sueur au front et une lumière radieuse dans les yeux. Jusqu’à ce que les applaudissements soient fracassants, le seul son audible pour des oreilles avides. Elle voulait tout. Veut tout Johari. Même maintenant.

Mais à l’époque, elle n’était pas prête à en payer le prix.

Trop douce. Trop fragile la gamine. Prête à abimer son corps mais pas les autres. Prête à se détruire mais incapable de trahir. Pleine d’espoir et de désillusion sans comprendre que tout à un prix. Persuadée qu’une fois les efforts accomplis elle pourrait rêver. Savourer. Un peu sotte. Un peu jeune. Naïve.

Le succès à un prix. La jalousie. Les yeux perçants fixés sur chaque mouvement, la moitié avec avidité, l’autre avec l’espoir de la voir s’écroûler. Ceux qui viennent par pur intérêt. Ceux qui demandent toujours plus. Toujours mieux. Pas de repos. Jamais. Toujours plus. Toujours plus vite. Toujours plus fort.

Encore, encore, encore ...

Marionnette se balançant au son de la musique. Figure de papier aux yeux perdus. Elle a tout. Elle n’a rien. Mais elle veut toujours. Rêve encore. Mieux. On lui a dit qu’elle aurait mieux. Et pourtant ce qui est mieux pour eux est plus dur pour elle. Le corps qui ne suit plus et l’esprit qui s’effondre. Le monde qui semble devenir un labyrinthe. Des milliers de portes devant elle, absolument identiques. Et derrière une de ces portes, elle le voit Lui.

Son échappatoire.

Le regard doux. Le visage tendre. De l’adoration dans les prunelles. Et des murmures … des murmures d’amour et de respect, mais pas seulement. Il lui a juré qu’il lui offrirait le monde. A trouvé des mots de réconforts pour calmer ses peurs les plus intimes. Pour elle il ferait tout. Du moins c’est ce qu’il lui a dit. Plus besoin d’avoir peur, plus besoin de tirer sur la corde fragile qui la maintenait debout. Il a susurré des mots de réconforts. Ensemble ils seraient forts. Ensemble ils seraient tout. Et Johari serait libre de faire ce qui lui plait. Danser sans se forcer. Pour la passion et non plus le métier.

Et encore une fois elle y a cru. Il avait quelque chose dans les yeux et elle était désespérée. Le cœur rempli d’envies de renouveau, la détresse coincée dans la gorge, incapable de la formuler. Mais lui il comprenait. L’argent perdu dans un monde luxueux et insipide ou l’ennui ne vient se confronter qu’à la trivialité. Il était son échappatoire. Elle serait le sien.

Et peut-être que cela a été vrai. Pendant un court instant. Confiante, elle a tout abandonné pour lui, Johari. A tort bien sûr. On ne peut pas faire confiance à un serpent … mordre est dans sa nature. Peut-être qu’il l’a aimé. Sans doute. Surement. Mais pour les hommes comme lui, l’amour ne dure qu’un temps. Une obsession mais de courte durée une fois que le prix est obtenu. Il l’a aimé aussi bien qu’il pouvait aimer. Intensément d’abord avec tout l’éclat d’un jeune premier. Au point de la vouloir seulement pour lui, de la pousser à arrêter de danser malgré ce qu’il lui avait dit. Mais comment ferais-je si tu n’es pas là ? Seulement quelques heures et tu me manques déjà. Tu n’as plus besoin. Je suis là pour toi. De belles paroles. De belles excuses. Mais elle a arrêté. La bague au doigt, le corps couvert de soie, de l’amour dans le cœur et de l’attente dans les yeux. Son arrivée. Son bon-vouloir. Sans comprendre qu’il était tombé amoureux de l’étoile, de l’artiste, de l’inatteignable.

Une fois devenue réelle, femme de chair et sang. Elle l’a perdu. Sans même le savoir. Sans même le comprendre. L’attente est devenue plus longue, les baisers plus froids. Et Johari a juste travaillé plus dur. Trop jeune pour comprendre. On ne s’amourache pas d’hommes comme lui.

Trop tard...

La vérité l’a transpercée. La douleur brûlante. Trop vive. Trop forte. Elle s’est écroulée Johari. Le cœur en sang, les yeux en larmes. Lui avec une autre. Des autres. Lui, libre et sans le moindre souci pour elle. Sans amour. Sans respect. La marionnette est tombée, les fils rompus. Mais si la folle rêveuse a une qualité c’est sans doute la résilience. Alors elle s’est relevée. Un peu cassée. L’âme en miette. Mais dans le regard sombre la haine. Parce qu’elle a enfin compris. Elle ne s’est jamais libérée, Johari. Une prison contre une autre. Ses parents puis lui. Elle lui a tout donné. A tout abandonné. Nulle part où aller. Nulle part où retourner. Personne pour l’aider. Obligée de vivre avec lui et la haine comme seule compagnie.

Sauf que.

Sauf qu’il y avait Altan. Ancienne amie. D’avant. Avant Lui. Et Altan a compris. Lui a parlé des veuves. D’un espoir. Une nouvelle porte ouverte. Et le prix a payer était si léger. Sa loyauté. Et un sacrifice. Lui. Ce sacrifice, elle l’a fait le sourire aux lèvres Johari. De la lumière dans les yeux lorsqu’elle a vu son corps tomber, l’air quitter ses poumons et la panique s’incruster dans son regard. Il a probablement pensé qu’elle l’aiderait.

Il a eu tort.

Plus de pitié pour Johari. La douceur est devenue une arme. La naïveté un instrument. Elle sera ce qu’ils veulent voir et elle en tirera profit. Elle a troqué ses rêves de gloire contre sa liberté. Le chemin n’est plus pavé d’or, les applaudissements se font non plus pour l’art mais pour la sensualité et les formes dénudées. Mais qu’importe. Tout ce qu’elle a est sien et sien seulement. Elle a trouvé ce qui lui manquait autrefois. Le contrôle. Mais elle veut toujours Johari. Plus. Mieux. Seule part de son identité qui n’a pas changée. Le chaos s’empare du monde qui l’entoure mais elle le regarde cette fois d’un air glacé. Elle n’en a désormais plus peur, la brune. Y voit seulement une opportunité.

Chaos is a ladder...