Knock knock.

Un œil s’ouvre, se referme. La pièce est sombre. L’heure est matinale, mais cela fait longtemps que le soleil ne brille plus. Malgré le néant, il est trop difficile pour les paupières de s’éveiller. Alors le corps reste immobile.

Knock knock knock.

Les draps bougent, s’emmêlent un moment. Un pied en sort, une chaussure toujours accrochée. Les mouvements tirent sur les couvertures, révèlent un torse nu.

Bang bang bang.

Un grognement résonne. L’œil s’ouvre une nouvelle fois. Il tente de discerner ce qui l’entoure, le comprendre. Mais quelque chose au fond de son esprit l’en empêche. Un battement qui résonne dans un rythme régulier.

Click.

Le son d’un verrou forcé résonne. Le corps se contente de se mouvoir légèrement afin de retrouver une position confortable. Ici et là, on s’échappe du monde, sombre dans un néant délicieux au sein duquel les rêves n’osent s’insinuer.

« Ken, ton père te cherche, lève-toi, » qu'elle annonce.

La voix est dure et pourtant oh si délicate. Il n’y voit rien, l’enfant, mais le son du monde qui l’entoure suffit. Chaque pas est tracé, chose loin d’être aisée en raison de cette facilité qu’elle a à se faire silencieuse. Le tintement de verre annonce qu’elle a trouvé les bouteilles qui parsèment le sol, s’en empare afin de les enfoncer dans le fond d’un placard que le père ignorera. Avant qu’il ne puisse réagir, elle est à son niveau, arrache le drap qui flotte un moment avant de trouver le sol.
Kenny grogne, mais elle ne réagit pas. Le craquement du plancher annonce qu’elle a contourné le lit, et la voilà qui allume une lumière aveuglante.

« Darcy… » qu’il se plaint.
« Debout, » qu’elle répond, intransigeante.

Comme un robot, il se redresse. Assit sur le lit, les yeux toujours fermés, il danse un moment tandis que le monde invisible tourne autour de lui. Les souvenirs de la nuit précédente sont lointains, confus. Ayant obtenu quelques jours loin de ses fonctions, il en a profité pour prendre part à ce qui le fait vivre.

« T’as oublié, n’est-ce pas ? » qu’elle demande.
« Non, » qu’il ment.

Bien sûr qu’il a oublié. Il ne désire qu’oublier sa nouvelle position comme futur chef de famille. Ce n’est pas le désire de Dae, en revanche. Lui qui a perdu fils après fils, qui se doit de se rabattre sur son benjamin. Un enfant qui continue de l’être, se pensant loin des responsabilités dont il n’est pas fait pour. Pire encore, Kenneth sent que l’étau est plus serré autour de son cou qu’il l’a été autour de celui de ses frères. Il n’a pas le droit à l’erreur, le patriarche : il ne lui reste plus qu’un fils.

« Habille-toi, » qu’elle ordonne.

Il n’offre qu’un nouveau grognement comme réponse alors que des tissus se heurtent à son torse nu. Lentement, dans des mouvements imprécis en raison de son aveuglement décidé, l’enfant revêt des vêtements qu’on dirait être approprié. A peine ses pieds touchent-ils le sol que Darcy s’affaire à faire son lit, à faire disparaitre toute trace de ce qu’il a un jour été, de ce qu’il ne se doit pas d’être. Plus encore désormais qu’avant, c’est une danse précise qui unit les deux individus. Assistante personnelle, la voilà devenue complice, une part de sa vie dont Kenneth ne peut se passer. Plus forte qu’elle ne semble l’être, sa poigne s’accroche au bras de l’enfant, l’emmène jusqu’à un bureau positionné en face d’une fenêtre au travers de laquelle il n’existe que le noir.

« Réveille-toi, » qu’elle lance.
Sa main trouve la joue de Kenny. La gifle claque.
« Ouch, » qu’il murmure.

Le visage douloureux, les yeux se sont pourtant ouverts juste à temps. Posé devant lui est une fiole contenant un liquide a la couleur… intéressante. Sans qu’on ait besoin de lui dire de le faire, il avale son contenu, incapable de retenir une grimace douloureuse. Langue sortie, c’est presque s’il espère que l’air permettra au gout de disparaitre.

« Putain mais Darcy tu pourrais pas essayer de – » qu’il commence.
« Bonjour Monsieur, » qu’elle l’interrompt.

D’un geste si rapide qu’il l’a presque raté, elle s’est emparée de la petite bouteille et l’a enfoncée dans sa poche.

« Bonjour Darcy, » que le père annonce.
« Ce sera tout, Darcy, merci, » que l’enfant articule.

Elle lui offre un hochement de tête poli, le fond de son regard pourtant incapable de dissimuler un jeu qui le laisse penser qu’elle est tout à fait capable de lui offrir un remède au gout délicieux – elle choisit simplement de ne pas le faire. La porte se ferme doucement derrière elle.

« Je dois t’avouer être surpris de te voir prêt à m’accueillir… Il serait mentir que de dire que je ne m’attendais pas à ce que tu oublies notre rencontre, » que le père sourit.
« Jamais, » que l’enfant répond.

Il se lève afin de faire face à son paternel. Toute la force qui lui reste après la nuit passée est concentrée sur les apparences qu’il se doit d’offrir à son père. Plus précises encore que celles auxquelles il pensait à peine plus jeune. Mais le monde change. Le soleil n’est plus. Ses frères ne sont plus. L’un mort, l’autre traitre ; deux fins tout aussi tragique l’une que l’autre. Il a beau essayé de retrouver Cad, le pousser à revenir, mais il en est incapable.

« Il est donc temps pour nous de parler mariage, Kenneth. Du thé nous attend au salon, ta mère nous y attend, » que le père explique.
« Je vous y retrouve à l’instant, » que l’enfant promet.

Dae lui offre un sourire fier, une attention qu’on ne lui a jamais porté jusqu’à récemment – une attention dont il pourrait se passer. A peine l’homme disparait-il au travers du pas de la porte que Kenny se laisse tomber sur son lit dans un soupire. Malgré le remède de Darcy, son crane continue d’être douloureux. L’idée d’avaler quoi que ce soit de plus réveille en lui une nausée qui le fait grimacer. Un court instant, il reste ainsi, étalé sur ses draps, à observer le plafond. Peut-être aurait-il dû refuser de poser des jours, peut-être que son père aurait repoussé l’idée de lui trouver une femme à marier.

« Kenneth ? » que le père demande, au loin.
« J’arrive, » que le fils répond.

Mais il n’arrive pas. Il a beau vouloir se lever, son corps le lui refuse. Et s’il restait là ? Peut-être que d’entendre les pas de Dae dans les escaliers suffirait à le pousser de l’avant. D’ici-là, il aurait surement le temps de somnoler un moment.

« Lève-toi, Ken, » qu’elle murmure à son oreille.
Il sursaute.
« Putain, me fait pas ça sérieux, » qu’il grommelle.

Sans qu’il ne puisse l’en empêcher, Darcy tire sur son bras, le force à se lever. Sans un mot de plus, elle le pousse vers les escaliers qu’il est bien forcé de descendre – non sans un regard en arrière vers la femme qui lui offre un clin d’œil joueur.